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Photo du rédacteurÉmile Ackermann

Toldot - Violence nécessaire?


וַיֶּאֱהַ֥ב יִצְחָ֛ק אֶת־עֵשָׂ֖ו כִּי־צַ֣יִד בְּפִ֑יו וְרִבְקָ֖ה אֹהֶ֥בֶת אֶֽת־יַעֲקֹֽב׃

Yitzhak aimait ‘Essaw, car il mettait du gibier dans sa bouche. Et Rivka aimait Yaakov.

La parasha Toledot (« Engendrements ») n’est a priori pas la sidra la plus politique de notre Torah. Il y est question de la naissance de Yaakov et d’Esav, les deux fils de Yitzhak et Rivka et des prémices de leur rivalité, qui ne trouvera sa conclusion que dans la parasha suivante, Vayetse.

Les commentateurs ont par ailleurs surtout insisté sur le gouffre moral et spirituel séparant Yaakov et Esav, qui serait la principale raison ayant poussée Dieu à faire du cadet, plutôt que de l’aîné, l’héritier de leur père Yitzhak et de Sa promesse faite à Avraham. Ainsi, commente nos Sages dans Béréshit Rabba (63,6), dès avant la naissance Yaakov et Esav se seraient battus dans le ventre de leur mère, car le monde de la Torah, représenté par la pureté spirituelle de Yaakov, ne peut partager le monde avec l’idolâtrie qui imprégnerait déjà l’âme d’Esav.

Nos Sages ont alors tenté de nombreuses fois d’expliquer le choix étrange de Yitzhak. Comment ce Patriarche, présenté ailleurs comme le symbole par excellence de la vie religieuse intérieure et de l’attachement à la Justice divine, peut-il préférer Esav à Yaakov, simplement parce qu’il « lui mettait du gibier dans la bouche » ? On à en effet du mal à croire que Yitzhak puisse autant apprécier la violence dans laquelle son fils aîné semble déjà se vautrer, et être indifférent à la douce vie méditative et érudite de Yaakov (qui du reste devrait lui rappeler son propre parcours spirituel). Cela dit, peut-être Yitzhak avait-il parfaitement conscience de cette situation. Dans ce cas de figure, le choix d’Esav serait en réalité non pas le résultat d’un aveuglement difficile à justifier mais bien plutôt une décision politique mûrement réfléchie.

Mettons-nous à la place de notre patriarche. La parasha Toledot ne le mentionne, il me semble, qu’en seul endroit, mais Yitzhak est au même titre que son père Avraham, un chef politique. Avimelekh, un roi pourtant puissant de la région, déclare ainsi : « Va d’avec nous, car tu es beaucoup plus puissant que nous » (26,16). Yitzhak est à la tête de nombreux individus « gagnés » au monothéisme par son aïeul. Il a donc le devoir de protéger et d’assurer la pérennité de sa communauté. Or, à l’inverse de son père, il n’est pas un chef de guerre charismatique. Yitzhak est certes chanceux, il n’a pour l’instant pas eu à combattre comme le fit son père. Cependant, que se passera-t-il lorsqu’il ne sera plus là ? Après tout, le monde encore tribal dans lequel évolue nos ancêtres n’est pas exempt de danger, bien au contraire. La guerre, et toutes les horreurs que celle-ci engendre, n’est jamais bien loin. Quand il porte le regard sur ses deux fils, Yitzhak pense peut-être donc avant tout au futur de son peuple.

La tradition juive à fait d’Esav l’ancêtre de l’Empire romain, et par extension de la civilisation occidentale, perçue comme violente, décadente et privilégiant la réussite matérielle à l’accomplissement spirituel. Esav est en effet un puissant chasseur, réputé pour sa valeur au combat et son attitude toujours dominante, contrairement à Yaakov, qui ne sort que rarement de sa tente et est chouchouté par sa mère Rivka. Que peut bien penser Yitzhak en assistant à cela ? Quel leader au sein de ce monde ultra-violent pourrait le mieux assurer la survie de l’œuvre d’Avraham, le guerrier Esav où le « petit » Yaakov ? Cette obsession d’Yitzhak se retrouve d’ailleurs dans les termes mêmes de notre parasha : « car il mettait du gibier dans sa bouche ». La Torah fait ici appel à un vocabulaire tournant autour de la nourriture, celle-ci constituant la condition même de la survie.

Il se peut que le choix d’Yitzhak ne soit pas fais de bon cœur. Celui-ci à certainement conscience que la conduite de Yaakov s’inscrit parfaitement dans la continuité de son parcours spirituel et de celui d’Avraham. Pourtant, à quoi peut bien servir une moralité exemplaire si l’on n’est même pas capable de défendre sa propre vie? Yitzhak fait le choix que l’on peut encore faire de nos jours en tant que Juifs. Celui de faire passer ses préoccupations sécuritaires avant ce qui justifie l’existence même de ces préoccupations : la continuation de la mission confié par Dieu à Son peuple, à savoir être une « lumière parmi les Nations ». Yitzhak met donc en sourdine ses aspirations spirituelles, ce qui n’est pas peu dire venant d’un homme qui y a pourtant consacré une majeure partie de sa vie, pour ce qu’il estime relever de la survie de sa communauté.

Une autre hypothèse s’offre cependant à nous. Dans son commentaire du Houmach, Rachi relève que, pour le midrash, « car il mettait du gibier dans sa bouche » renvoie au contraire au fait qu’Esav savait servir, non pas de la nourriture (l’élément concret par excellence), mais plutôt de belles paroles à son père. Si l’on suit notre logique, on peut assimiler la violence et l’idolâtrie d’Esav à la mélodie envoûtante que produisent ses boniments aux oreilles d’Yitzhak. Celui-ci aurait donc été trompé, et pour la première et unique fois de sa longue vie, serait tomber du « côté obscur » en choisissant la solution de facilité que représente Esav. Pourquoi ne pas considérer la violence comme un moyen légitime de propager le monothéisme ? A première vue, faire la guerre aux peuplades païennes et les forcer à adopter la foi en Dieu semble plus efficace que de rester à méditer dans une tente. De là, la cécité d’Yitzhak, tant physique que religieuse, ne fera que progresser, à tel point qu’il se montrera incapable de distinguer Yaakov de son frère lorsque celui-ci vient quémander une bénédiction qui aurait dû aller à Esav. Symboliquement, Yitzhak n’est plus capable de différencier la Torah (Yaakov) de l’idolâtrie (Esav). D’un autre côté, c’est cette cécité qui permet à Yaakov et Rivka de rectifier le tir et de sauver l’héritage d’Avraham.

Nous le savons tous, Rivka (et par son truchement, Dieu Lui-même), interviendra. C’est finalement Yaakov qui héritera d’Yitzhak. Pourtant, lorsque l’on constate qu’une solution à l’aveuglement (volontaire ou non) d’Yitzhak ait pu nécessité à la fois un complot et une intervention divine en dit long sur la capacité d’attraction de cette obsession sécuritaire. Si un homme autant épris de justice et d’amour de Dieu comme Yitzhak peut y succomber si facilement et s’y enfoncer toujours plus avant, qu’en est-il de nous qui ne possédons évidemment pas les mêmes qualités morales et spirituelles ? Si la violence peut parfois être considéré comme un mal nécessaire, la survie ne saurait être considéré comme une excuse à l’oubli de ses devoirs moraux et spirituels. A fortiori, la Torah semble nous mettre en garde contre toute idéalisation du conflit armé pour atteindre un but religieux. Dans son ouvrage The Heart of Torah, Rabbi Shai Held aborde cette question en citant le Rav Zvi Yehouda Kook, qui semble tomber dans ce travers lorsqu’il proclame que « chaque fusil ajouté à l’armée d’Israël est une étape supplémentaire, véritablement spirituelle, vers la Rédemption, similaire à la glorification de la Torah par la création de yeshivot ». Esav partage la même mère et le même père que Yaakov, et son idolâtrie fit partie de la vie de Yaakov avant même que celle-ci ne commence réellement. La violence idolâtre d’Esav et l’attraction qu’elle suscite restent des problématiques très actuelles.

Shabbat shalom


Article réalisé par Thomas De Almeida pour Ayeka

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