Par Myriam Ackermann-Sommer
Un certain judaïsme traditionnel semble souvent nous livrer cette intuition essentialiste sous la forme d’une évidence : entre Juifs et non-Juifs il y aurait non seulement une différence de vocation et de responsabilité, ou encore une différence d’histoire, mais une différence de nature.
Nous serions, entend-on, ontologiquement différents des « Nations ». Peut-être ne l’avons-nous pas toujours été ; c’est là un autre débat théologique. En tout cas, désormais, tout nous sépare des nations qui nous entourent, des autres peuples. Ce serait pour cela que nous nous reconnaissons avant tout des devoirs envers les autres Juifs – bien que ces devoirs soient énoncés pour les non-Juifs, ce ne serait qu’a posteriori, peut-être dans le cadre d’une situation « par défaut ». Nombreux et nombreuses sont ceux et celles pour qui la différence relève de l’acquis – il va de soi que nous sommes différents, à vrai dire nous n’avons pour ainsi dire rien à voir avec « eux », ai-je souvent entendu d’ami-e-s juifs et juives. Mais le constat de cette différence est-il le résultat d’un choix et de valeurs, d’une acceptation de la responsabilité définie par Hashem, ou est-il d’emblée présent du fait de cette élection prise pour prémisse de la réflexion ? Pour ma part, née d’une mère juive et d’un père protestant, et ayant grandi au milieu des autres peuples bien plus que parmi mes frères et sœurs juifs et juives, j’ai eu longtemps du mal à être réceptive aux arguments qui voyaient dans cette différence une donnée incontestable, une évidence. Je ne nous trouvais pas d’emblée si dissemblables, sinon en vertu de notre inscription dans une communauté historique de destin (Israel comme peuple), et à travers notre volonté partagée de nous réapproprier un héritage textuel, de connaître les commandements énoncés par Hashem (Israel comme communauté unie par des repères d’observance « religieuse », par des injonctions et des textes qui tissent le lien entre les membres de cette communauté). Pourtant, il me restait à comprendre la certitude avec laquelle certain-e-s évoquaient le présupposé d’une différence essentielle et essentialiste, sans la condamner au profit d’un universalisme creux qui voudrait que nous soyons au fond tous les mêmes. La différence, comme vecteur d’un surcroît de responsabilité, ne me posait pas problème : il me fallait désormais découvrir d’où venait cette différence, et quand elle avait émergé, mais aussi et surtout je voulais savoir s’il s’agissait d’un privilège immuable, et pourquoi.
Pour comprendre les origines de cette dichotomie entre séparation volontaire et différence innée, je me propose de remettre en scène le débat entre Yehouda HaLévy et le Rambam, en tant qu’il a donné le ton au Moyen-Age et eu des répercussions jusqu’à notre époque. Pour ne reprendre que certaines des références les plus centrales dans notre tradition interprétative, des penseurs et des groupes aussi importants que le Zohar, le Maharal de Prague, le Rav Kook, le mouvement Habad (dont le verdict se fonde sur la lecture du célèbre Tanya), semblent convaincus que la différence entre Juifs et non Juifs est intrinsèque, ontologique, essentielle et immuable Pour le Rambam, en tout cas tel qu’il est lu par l’universitaire Menahem Kellner (dont je présente le travail dans mon article d’introduction) rien n’est moins sûr, comme on le découvre à la lecture de l’épitre au Yemen et de la lettre à Obadiah le prosélyte.
Ces textes ont en commun avec le Kuzari le fait qu’ils sont centrés sur l’accès au peuple Juif : comment devenir Juif ? Comment faire partie de ce peuple ? En quoi Yehouda HaLévy apporte-t-il sa pierre à l’édifice ? Toujours d’après Kellner, Yehouda HaLévy est le premier penseur médiéval de cette envergure à enseigner la doctrine selon laquelle les Juifs sont par essence supérieurs aux non-Juifs, fussent-ils convertis. Cette suggestion n’est pas sans précédent dans la Guemara, où l’on rapporte par exemple à titre d’anecdote les réticences de Rava à marier son fils à une convertie (TB Berakhot 8b), sans justification explicite, mais elle n’est jamais formalisée ainsi auparavant.
Précisons au passage que la conversion est un bon angle d’attaque : elle pose des questions essentielles sur ce que signifie Etre Juif, et c’est surtout à ce titre-là que le converti dérange parfois.
Bien entendu, si l’on évoquait la Genèse du peuple Juif, on verrait combien ces réticences sont étonnantes : nous sommes, après tout, un peuples de convertis au monothéisme, à commencer par Abraham. Nous avons choisi d’être le peuple Juif et cette décision s’est inscrit dans la vie du premier patriarche et de sa femme Sarah. C’est pourquoi quand une personne se convertit et qu’on l’appelle à lire à la Torah on l’appelle fils d’Abraham et Sarah, puisqu’Abraham et Sarah eux-mêmes convertissaient des âmes sur leur passage, à en croire le midrash sur Lekh Lekha.
Au passage, quand on aborde la question des conversion on observe qu’il y a aussi des conceptions différentes de la judéité qui s’affrontent, c’est peut-être aussi ce qu’on peut percevoir en filigrane dans les polémiques contemporaines sur la longueur des conversions, l’autorité qui peut les délivrer, etc., sa légitimité (après tout pourquoi ne pas rester entre Juifs déjà Juifs, suivant la doctrine de l’essentialisation des âmes ?)
On est là face à la question de l’accès au peuple et de ce qui fait le peuple – une question qui serait de l’ordre de l’essence et du destin (être déjà Juif) face à la force du choix et à la volonté d’intégration de l’extérieur (devenir Juif). Une question qui touche à la définition des frontières entre le moi et l’autre et de la porosité qu’on est prêt à leur concéder, mais aussi à la définition de ce que signifie être Juif.
On a donc là deux visions de la conversion qui s’opposent, l’une qui aurait tendance à promouvoir une conception plus clanique du peuple d’Israël (si c’est à nous que Hashem a donné la Loi c’est que c’est à nous qu’elle était adressée et pas aux autres) par opposition un discours à tendance plus responsabilisant ou culpabilisant selon la manière dont on a envie de présenter les choses, en vertu duquel on ne serait « élus » que dans la mesure où l’on serait dignes de la Torah et de l’idéal qu’elle décrit. Ces deux conceptions fonctionnent d’ailleurs dialectiquement dans notre tradition : il y a des périodes où la conversion est bien encouragées, d’autres où elle est plus difficile. Cela correspond à des perceptions différentes du peuple de ce qui peut garantir son intégrité. Mais cela correspond aussi à une représentation différente des non-Juifs.
En témoignent ces deux passages du premier chapitre du Kouzari :
Yehuda HaLévi, Kuzari 1 : 26-27.
(כו) אָמַר הַכּוּזָרִי: אִם כֵּן אֲנִי רוֹאֶה שֶׁתּוֹרַתְכֶם אֵינָה נְתוּנָה כִּי אִם לָכֶם.
Le roi des Khazars a interrogé le Rav : “s’il en est comme tu as dit, votre croyance reste-t-elle parmi vous ?”
Une question souvent posée aux Juifs, qui n’est autre que celle du prosélytisme : pourquoi ne pas être prosélytes ? Est-ce parce que l’on considère qu’à chaque peuple sa mission, et que celle du peuple Juif n’a pas vocation à être universalisée ? Ce n’est pas la direction que prend ici Halévy en partant de l’évidence d’inégalités intrinsèques entre les peuples (des textes tels que ceux-ci, qui postulent l’existence de peuples “inférieurs”, ont assurément très mal vieilli mais il serait sans doute anachronique que de parler d’un biais particulièrement raciste. Ces associations d’idées sont assurément le fruit des idées répandues à cette époque du Moyen-Age).
(כז) אָמַר הֶחָבֵר: כֶּן־הוּא, וְכָל הַנִּלְוָה אֵלֵינוּ מִן הָאֻמּוֹת בִּפְרָט יַגִּיעֵהוּ מִן הַטּוֹבָה אֲשֶׁר יֵיטִיב הַבּוֹרֵא אֵלֵינוּ, אַךְ לֹא יִהְיֶה שָׁוֶה עִמָּנוּ. וְאִלּוּ הָיָה חִיּוּב הַתּוֹרָה מִפְּנֵי שֶׁבְּרָאָנוּ הָיָה שָׁוֶה בָּהּ הַלָּבָן וְהַשָּׁחוֹר, כִּי הַכֹּל בְּרִיאוֹתָיו. אַךְ הַתּוֹרָה מִפְּנֵי שֶׁהוֹצִיאָנוּ מִמִּצְרַיִם, וְהִתְחַבְּרוּת כְּבוֹדוֹ אֵלֵינוּ, מִפְּנֵי שֶׁאֲנַחְנוּ נִקְרָאִים הַסְּגֻלָּה מִבְּנֵי אָדָם.
Le Rav répondit: c’est en effet le cas, mais tout non-Juif qui nous rejoint inconditionnellement peut partager notre bonne fortune, sans toutefois être tout à fait notre égal. Si la Loi ne nous obligeait que parce que Hashem nous a tous créés, les Noirs et les Blancs seraient égaux (sic), puisqu’Hashem les a tous créés. Mais la Loi nous a été donnée à nous parce que Dieu nous a menés hors d’Egypte, et nous a conservé sa gloire, car nous sommes appelés “trésor” parmi les hommes”.
Ce qui est ici isolé des autres caractéristiques du peuple Juif, c’est la particularité de son destin d’un point de vue historique et théologique et l’événement qui concentre ces significations, c’est la sortie d’Egypte. Un non-Juif converti, suggère Halévy, n’était pas là à ce moment-là, et rejoint donc le peuple avec une sorte de retard, comme un enfant adopté tardivement qui ne parviendrait jamais à faire vraiment partie de la famille.
Le Kouzari se heurte ensuite à l’objection de l’universalisme : n’aurait-il pas mieux valu que la Torah soit donnée à tous, puisqu’elle est la source de sagesse par excellence ?
(קב) אָמַר הַכּוּזָרִי: וַהֲלֹא הָיָה יוֹתֵר טוֹב שֶׁיְּיַשֵּׁר הַכֹּל וְהָיָה זֶה יוֹתֵר נָכוֹן וְרָאוּי בַּחָכְמָה.
102. Le roi des Khzarars: n’aurait-il pas mieux valu que la Torah soit donnée à tous, n’aurait-ce pas été plus juste et sage ?
(קג) אָמַר הֶחָבֵר: וַהֲלֹא הָיָה יוֹתֵר טוֹב שֶׁיִּהְיוּ הַחַיִּים כֻּלָּם מְדַבְּרִים. אִם כֵּן כְּבָר שָׁכַחְתָּ מַה שֶּׁקָּדַם בְּהֶמְשֵׁךְ זֶרַע אָדָם, וְהֵיאַךְ חָל הָעִנְיָן הָאֱלֹהִי בָּאִישׁ, שֶׁהָיָה לֵב הָאַחִים וּסְגֻלַּת הָאָב, מְקַבֵּל לָאוֹר הַהוּא, וזוּלָתוֹ כַקְּלִפָּה אֵינֶנּוּ מְקַבֵּל אוֹתוֹ, עַד שֶׁבָּאוּ בְנֵי יַעֲקֹב כֻּלָּם סְגֻלָּה וָלֵב' נִבְדָּלִים מִבְּנֵי אָדָם בְּעִנְיָנִים מְיֻחָדִים אֱלֹהִיִּים, שָׂמִים אוֹתָם כְּאִלּוּ הֵם מִין אַחֵר מַלְאֲכוּתִי, מְבַקְשִׁים כֻּלָּם מַעֲלַת הַנְּבוּאָה וְרֻבָּם מַגִּיעִים אֵלֶיהָ.
Le Rav : mais alors, n’aurait-il pas été préférable que tous les animaux fussent raisonnables ? (...) Les enfants de Jacob (le peuple Juif) ont été distingués des autres hommes par leurs qualités divines, qui en faisaient, en quelque sorte, une caste angélique. Chacun d’eux, contenant en lui-même l’essence divine, aspirait à la prophétie, et la plupart d’entre eux concrétisaient cet idéal.
En d’autres termes, de même que l’animal est inférieur à l’homme (on ne remettra pas en question ce présupposé à l’aune des théories antispécistes, mais la prééminence de l’homme dans la tradition juive pourrait faire l’objet d’un autre article), les Nations sont inférieures au peuple Juif. C’est ainsi ; il n’y a pas lieu de le déplorer. Pourtant, le Kouzari se heurte plus loin à une réfutation de taille : les Juifs de son époque. En effet, l’argument de la supériorité angélique des Juifs et de leur accès à la prophétie, comme il l’observe, n’est pas empiriquement vérifiable. Face à ce constat douloureux, Halévy remarque : « Israel parmi les nations est comme le cœur qui régit les autres organes du corps. Il est plus sujet à la maladie, mais lorsqu’il est sain, il est plus sain ». Israël peut faillir à l’idéal qu’il est supposé incarné. Cependant, là encore, la différence est maintenue in extremis : quand le peuple Juif est sain, il est aussi saint ; mais quand il faute, il s’abaisse encore plus que les Nations et les fait emporte dans sa chute. On perçoit déjà là les ferments d’une responsabilisation du peuple d’Israël pour le bien-être des Nations : la supériorité ainsi présupposée n’est jamais gratuite, elle prend le sens d’une vocation lourde de conséquences.
Comme on va le voir, la lecture du Rambam propose un modèle quelque peu différent :
Maïmonide, Lettres à Ovadia le prosélyte
Traduction anglaise (from A Maimonides Reader, ed. Isadore Twersky. West Orange: Behrman House, 1972)
Thus says Moses, the son of Rabbi Maimon, one of the exiles from Jerusalem, who lived in Spain:
I received the question of the master Obadiah, the wise and learned proselyte, may the Lord reward him for his work, may a perfect recompense be bestowed upon him by the Lord of Israel, under whose wings he has sought cover.
You ask me if you, too, are allowed to say in the blessings and prayers you offer alone or in the congregation: “Our God” and “God of our fathers,” “You who have sanctified us through Your commandments,” “You who have separated us,” “You who have chosen us,” “You who have inherited us,” “You who have brought us out of the land of Egypt,” “You who have worked miracles to ourfathers,” and more of this kind.
Yes, you may say all this in the prescribed order and not change it in the least. In the same way as every Jew by birth says his blessing and prayer, you, too, shall bless and pray alike, whether you are alone or pray in the congregation. The reason for this is, that Abraham our Father taught the people, opened their minds, and revealed to them the true faith and the unity of God; he rejected the idols and abolished their adoration; he brought many children under the wings of the Divine Presence; he gave them counsel and advice, and ordered his sons and the members of his household after him to keep the ways of the Lord forever, as it is written, “For I have known him to the end that he may command his children and his household after him, that they may keep the way of the Lord, to do righteousness and justice” (Gen. 18:19). Ever since then whoever adopts Judaism and confesses the unity of the Divine Name, as it is prescribed in the Torah, is counted among the disciples of Abraham our Father, peace be with him. These men are Abraham’s household, and he it is who converted them to righteousness.
Ce passage, et plus particulièrement la mention du rejet des idoles, constitue vraisemblablement une allusion à l’adage talmudique en vertu duquel “toute personne qui renie l’idolâtrie est appelée juive” (Megila 13b). La référence à Abraham, comme “premier des convertis”, n’a rien d’étonnant non plus dans ce contexte.
In the same way as he converted his contemporaries through his words and teaching, he converts future generations through the testament he left to his children and household after him. Thus Abraham our Father, peace be with him, is the father of his pious posterity who keep his ways, and the father of his disciples and of all proselytes who adopt Judaism.
Therefore you shall pray, “Our God” and “God of our fathers,” because Abraham, peace be with him, is your father. And you shall pray, “You who have taken for his own our fathers,” for the land has been given to Abraham, as it is said, “Arise, walk through the land in the length of it and in the breadth of it; for I will give to you” (Gen. 13:17). As to the words, “You who have brought us out of the land of Egypt” or “You who have done miracles to our fathers” – these you may change, if you will, and say, “You who have brought Israel out of the land of Egypt ” and “You who have done miracles to Israel.” If, however, you do not change them, it is no transgression, because since you have come under the wings of the Divine Presence and confessed the Lord, no difference exists between you and us, and all miracles done to us have been done as it were to us and to you. Thus is it said in the Book of Isaiah, “Neither let the son of the stranger, that has joined himself to the Lord, speak, saying, ‘The Lord has utterly separated me from His people'” (Is. 56:3). There is no difference whatever between you and us.
“Il n’y a pas la moindre différence entre toi et nous”, entre le converti et le Juif : telle est l’évidence qu’assène le Rambam, et que l’on gagnerait à appliquer dans toutes les communautés juives. Devenir Juif, c’est rejoindre une communauté de destin par la pratique des commandements et le rejets des fausses divinités. Les Juifs, en ce sens, se séparent des non-Juifs en vertu d’un projet divin qui est aussi une vision du monde et un projet de société. Chacun peut se joindre à cette vision et à cet effort. Le peuple Juif, c’est avant tout cette vocation, et celle-ci excède totalement le cadre du génétique et de l’ethnique.
Synthétisons : pour Halévy est Juif qui est d’une d’une semence (zera), d’une espèce juive, qui a partagé le destin et l’histoire des Juifs. L’appartenance au peuple est déterminée génétiquement voire généalogiquement ; il s’agit là d’une sainteté pré-définie, d’une supériorité qui existe par essence. Cette vision de l’être Juif est à la fois plus rassurante et plus restrictive. On n’y échappe pas : être Juif, c’est d’emblée être capable du meilleur ou du pire, mais pas de ce qui est entre les deux. On n’y “entre” pas non plus, mais par la conversion on peut s’en rapprocher asymptotiquement, devenir presque Juif, bénéficier de quelques uns des privilèges intrinsèques de l’élection, baigner dans la lumière qui éclaire le peuple juif.
Pour le Rambam est Juif celui qui prend sur lui le joug des mitsvot et rejette l’idolâtrie. Cette définition qui semble plus inclusive est à double tranchant : qu’en est-il du Juif qui refuse les mitsvot et la Torah ? Selon le Rambam commentant le traité Sanhedrin, l’hérétique et celui ou celle qui rejette le joug des commandement se privent de toute part du monde à venir, se confine aux limbes de l’indéfinition. Son statut est liminal : il est Juif sans l’être. A l’inverse, si l’on applique au Juif les catégories philosophiques reprises par Maïmonide de l’intellect potentiel ou actuel, le non-Juif est pour ainsi dire Juif en potentiel, si tant est qu’il rejette l’idolâtrie. De même, tout Juif n’est pleinement Juif qu’en potentiel : pour actualiser ce potentiel il faut apprendre, étudier, partir en quête de sens, prendre sur soi les mitsvot.
En témoigne ce passage énigmatique de Shemot 19:5-6 qui définit une vocation pour ce peuple naissant, les bné Israel, qui semble résolument dépasser le cadre du génétique et de l’ethnique.
וְעַתָּ֗ה אִם־שָׁמ֤וֹעַ תִּשְׁמְעוּ֙ בְּקֹלִ֔י וּשְׁמַרְתֶּ֖ם אֶת־בְּרִיתִ֑י וִהְיִ֨יתֶם לִ֤י סְגֻלָּה֙ מִכָּל־הָ֣עַמִּ֔ים כִּי־לִ֖י כָּל־הָאָֽרֶץ׃
וְאַתֶּ֧ם תִּהְיוּ־לִ֛י מַמְלֶ֥כֶת כֹּהֲנִ֖ים וְג֣וֹי קָד֑וֹשׁ אֵ֚לֶּה הַדְּבָרִ֔ים אֲשֶׁ֥ר תְּדַבֵּ֖ר אֶל־בְּנֵ֥י יִשְׂרָאֵֽל׃
“Désormais, si vous êtes dociles à ma voix, si vous gardez mon alliance, vous serez mon trésor entre tous les peuples! Car toute la terre est à moi, mais vous, vous serez pour moi une dynastie de pontifes et une nation sainte.’ Tel est le langage que tu tiendras aux enfants d’Israël.
À la première lecture, rien de bien inquiétant : le peuple Juif va bien devenir “am segoula”, le peuple trésor. D’un côté, il y a les Juifs, de l’autre, kol ha’amim, tous les autres peuples. Pourtant, un premier élément : en dépit de la forme passée du verbe (“vous avez gardé ?”), on se situe en réalité dans une conditionnelle avec protase et apodose, qui indique que le “vav” est bien conversif et introduit la protase, c’est-à-dire la condition à remplir pour parvenir au résultat visé (“être am segoula”). Or, une conditionnelle contient toujours la possibilité de sa négation : si A, B, mais si non A, non B. Il se pourrait donc que l’on ne soit pas ‘am segoula ? C’est une autre question théologique qui est d’ailleurs au centre, parmi d’autres textes, de la Petihta Ahat (1er préliminaire) du Midrash Ruth Rabba, qui porte aussi, justement, sur la conversion.
Cette interprétative conditionnelle permet une relecture de la déclaration “soyez saints car Je suis saint” (Vayikra 19:2). Le parallélisme de forme pourrait suggérer que, de même que Hashem est toujours “déjà saint”, nous avons été choisis parce que nous étions saints également depuis le début (“vous êtes saints d’une sainteté qui est semblable à la mienne”). Mais en réalité il ne s’agit pas d’un constat, mais plutôt d’une injonction, d’où la forme verbale : vous serez saints. La sainteté n’est pas descriptive mais prospective ; il y a un projet de sainteté, une aspiration à la sainteté, sans certitude que l’on y parvienne. Etre Juif, en ce sens, serait un projet plutôt qu’un donné.
Le Juif est un “goy” comme les autres, une Nation parmi d’autres, avec cette seule différence la tension vers la sainteté qui résulte de la rencontre avec l’altérité qui me commande sous la forme d’Hashem, Dieu.
Mais pourquoi ne pas dire que le peuple Juif est déjà intrinsèquement saint ? Il n’y aurait à affirmer avec Halévy que le Juif est toujours déjà saint, et que seule l’actualisation reste en puissance, que D.ieu ne fait que m’appeler à réaliser une vocation inscrite, pour ainsi dire, dans mon code génétique. Là encore, c’est la lecture du Rambam par Kellner qui nous éclaire : selon le chercheur, pour Maïmonide, affirmer que telle ou telle chose possède intrinsèquement la propriété de sainteté c’est marcher sur les plate-bandes de Hashem qui seul est saint. Il n’y a pas non plus de lieux ou de temps intrinsèquement saints mais une institution de la sainteté dont Dieu est l’origine. Et en tant que le Dieu de Maïmonide est purement transcendant, la sainteté n’est pas présente dans le monde indépendamment de, ou avant, son institution : il n’est aucune sainteté qui ne découle pas de Dieu. L’influence de la philosophie aristotélicienne veut que, d’après le Rambam, ce qui définit l’humain n’est autre que la capacité d’apprendre, l’intellect potentiel qui pourrait devenir intellect actualisé pour peu que l’on atteigne la vérité par l’effort de la raison. Cette typologie n’a de sens qu’à l’échelle universelle : on ne pose pas, dans le système du Rambam, qu’il y ait plusieurs espèces d’êtres humains dont certains ne seraient pas dotées d’un tel intellect. Tout au plus affirmerait-il que les Juifs partent avec une longueur d’avance en ce qu’ils disposent d’un bon guide de « perfection morale » pour la réalisation de leur intellect, la Torah. Mais que se passe-t-il si les non-Juifs décident d’adopter le même code ? Il n’y a alors “plus aucune différence entre eux et nous” : pas un changement d’essence, mais un changement de destin.
La définition du Rambam est lourde de conséquences : en tant que Juif ou juive je ne suis saint-e… que tant que je suis saint-e. Il s’agit d’être à la hauteur, et ma responsabilité est lourde en la matière. Etre Juif n’est pas qu’un destin, pas seulement une histoire et un patrimoine communs ; c’est une vocation, un idéal, une difficile liberté.
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