Une fois le dur jeûne de Tisha Be’Av passé, le monde reprend son cours effréné, et le culte quotidien reprend la main sur l’effusion émotionnelle et spirituelle qui découle du deuil du Temple de Jerusalem. Mais chaque année il convient de se demander à l’issue du jeûne: « qu’avons-nous appris ? ». En effet, quel est le sens de l’acte religieux s’il ne nous change pas, s’il n’y a pas d’avant et d’après ?
Le Shabbat qui précède le jeûne, nous lisons dans la Haftara le début d’Isaïe, qu’on appelle Haftara « ‘Hazone » (car c’est le premier mot). Isaïe nous y rapporte le message de Dieu, qui ne saurait être plus clair : le culte qui n’est pas accompagné de comportement éthique n’a aucune valeur. Dans ce cas, la multiplication des rituels, des sacrifices, des prières, n’est non seulement pas demandée par Dieu, pas appréciée, mais elle est une « Toéva », une abomination (y’aurait-il deux poids deux mesures ? On invoque souvent ce terme, « Toéva », pour justifier l’exclusion de la communauté des personnes homosexuelles, mais personne aujourd’hui n’oserait l’avoir à la bouche pour parler d’une personne qui semblerait très prompte à réaliser des commandements rituels sans présenter une inclination quelconque pour la Justice). Ce comportement est une abomination car non seulement il n’implique pas de justice, de recherche du bien, mais aussi parce que le culte lui-même n’est pas habité de sens, ou "Kavanna" (Abrabanel).
Le Midrash (Genèse Rabbah 44 :1) ne dit-il pas « qu’importe à Dieu si nous tuons la bête par le cou, la colonne vertébrale ou la gorge », que toutes les mitsvot sont faites pour éduquer l’Homme ? Comment donner du sens au culte si ce n’est en approfondissant ce que la Mitsva nous fait transformer, en nous et dans le monde ? C’est là que se joue le projet divin : par la transformation du réel, du monde imparfait. A l’époque d’Isaïe, celui-ci constate que les Hommes se trompent en commettant une erreur qui perdure jusqu’à aujourd’hui : ils s’imaginent que notre culte influe directement sur Dieu, qu’au même titre que les sacrifices idolâtres, les nôtres nourrissent véritablement Dieu, qu’Il a besoin de sa viande quotidienne, du vin versé sur l’autel… L’Homme n’est plus transformé par la mitsva, il s’imagine transformer Dieu.
C’est le fantasme du Religieux, qui est à l’inverse du message du Judaïsme que nous entendons incarner. Projetant son grand Idéal sur la réalité, prenant ses délires divinisants pour une quête spirituelle, il s’imagine qu’il suffit d’appliquer de manière quasi-robotique le culte pour satisfaire Dieu. Il a séparé le monde entre deux parties, le divin et le pis-aller. La réalité est à ses yeux une insulte au divin qu’il convient de religioser au maximum en la couvrant d’un voile pudique. Alors, le prix à payer est la conscience de la souffrance d’autrui ; l’ivresse de la divinité ne peut résulter qu’en un parfait aveuglement de la réalité de la vie, de la souffrance quotidienne qu’il conviendra d’expliquer et de justifier toujours par des concepts religieux (tels les amis bien intentionnés de Job), c’est-à-dire la masquer car trop insupportable plutôt que de chercher à la combattre et à en rendre compte.
Isaïe nous transmet le message Divin originel, celui qui prend sa source dans la rencontre avec Abraham et qui s’est révélé de la plus belle manière au SinaÏ : « Je vous ordonne de changer ». Changez-vous, changez le monde, transformez-le et amenez-le vers une ère d’entente, de Justice, dans lequel la souffrance de tout un chacun est ressenti au plus profond de nos êtres. Sinon, vous ne méritez pas la Terre, qui n’est livrée que sous conditions, et vous serez vomis hors d’elle. Le monde n’est pas un pis-aller, une concession divine faite à nos bas instincts ; le monde est la condition même de la réalisation du projet divin. Dans la Gemara Shabbat 88B, Moïse réfute ainsi les arguments des anges qui réclamaient la Torah pour eux : « Travaillez-vous pour avoir besoin du Shabbat ? Ressentez-vous de la jalousie qui vous amènerait à tuer ? ». La Torah n’est pas faite pour un monde idéal dans les cieux, distant du principe de réalité, mais a au contraire vocation à s’incarner pleinement, à sanctifier la matière en l’élevant, en mettant consciemment du sens dans notre quotidien. La Mitsva, c’est refuser le monde tel qu’il est, c’est ne rien tenir pour acquis. Ainsi, chaque action en amène une autre (mistva goreret mitsva), car le changement entraîne le changement.
En somme, le but du Judaïsme n’est pas d’arriver à un stade où l’on ne se pose plus de questions, c’est d’en trouver de nouvelles chaque jour.
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