Adapté librement d'un shiur de Rabbi Jonathan Ziring.
Un épisode ayant fait couler beaucoup d'encre à juste titre, tant il est énigmatique, est celui du blasphémateur. Quelques lignes seulement nous mettent en scène un homme dont on ne connait que le nom de sa mère et le fait que son père était égyptien, se dispute avec un autre, en arrive à "prononcer le Nom de Dieu et le maudire", et décision est prise après avoir consulté Dieu de le lapider.
Aucun mot n'ayant été laissé au hasard dans la Torah, mais cet épisode étant court, les sages ont su combler les manques de ce récit par de nombreux commentaires.
Qui est cet homme, et pourquoi a-t-il blasphémé ? Contre qui est-il en colère ?
Le fait qu'on sache que son père était égyptien nous met sur la voie : à cette époque, pour avoir eu comme père un égyptien, l'oppresseur par définition, la conception n'était généralement pas issue d'un rapport consenti. C'est ce que le midrash vient nous dire en précisant que le père de cet homme, ce "Ish Mitsri" (Homme Egyptien) dont il est issu, est en fait l'égyptien que Moïse a tué dans le 2e chapitre de l'exode. Il aurait séduit ou violé une femme hébreue, et cherché ensuite à tuer le mari. C'est à ce moment-là que Moïse est intervenu.
Quel incidence pour l'enfant ? Bien qu'il soit juif, il n'a pas d'héritage, pas de terre, pas de place parmi le peuple car tout se transmettait par le père. Le découpage de la Terre d'Israël opéré après la conquête s'est fait selon les tribus, transmises par le père. Quelle place pour un fils d'égyptien ? Il n'a déjà dans le campement, nulle part où vivre. C'est ainsi que les rabbins expliquent les circonstances : voulant planter sa tente parmi la tribu de Dan, celle de sa mère, il est confronté à un refus catégorique. Pensant alors que la justice lui donnera raison, il décide d'aller voir Moïse, qui rendait dans sa tente les décisions légales. Seulement, Moïse décrète que la tribu de Dan a raison : il n'a pas sa place parmi eux, et est effectivement requis d'aller vivre en "banlieue", surement avec le "Erev Rav", les égyptiens non juifs sortis d'Egypte avec les hébreux. Et c'est en sortant, "Vayeste", de la tente de Moïse, qu'il se dispute et en vient à blasphémer. En colère contre Dieu, car on peut l'entendre dire "pourquoi as-Tu laissé ma mère concevoir, alors que j'étais issu d'une relation non consentie ? Pourquoi ne m'as-Tu pas donné de place dans Ton peuple ?". Finalement, sans insulter Dieu, le fait de dire, à l'image de Job "je regrette le jour où je suis né" est une forme de blasphème, d'irrespect très fort sur la création divine, faite à Son image. De même, on peut l'imaginer blasphémer en disant " Si il a pu m'arriver ça, c'est soit que Dieu n'existe pas, soit qu'Il est cruel et injuste."
A ce moment-là, nous dit Rashi sur le mot "Vayetse", il est "sorti" du monde, sorti du collectif, sorti de l'humanité en la niant. C'est à ce moment là qu'il se passe quelque chose d'irrattrapable, un point de non-retour. En lisant cette histoire, notre conscience intérieure crie " Mais les circonstances atténuantes ? Mais le contexte ? Pourquoi le punir, pourquoi le tuer ?".
La Torah nous présente précisément cette histoire sans contexte. Et la suite est révélatrice : c'est une suite de lois sur celui qui tue un homme, un animal, celui qui frappe... Toutes ces lois sont là pour être générales, alors que dans un procès aujourd'hui, on prend forcément en compte la personnalité de la personne. Aux assises, le premier jour est dédié uniquement au caractère de l'accusé. Justement, c'est peut-être ici un message : tout crime a une histoire. Tout meurtre, toute dispute, est précédé de circonstances plus ou moins complexes. Toutefois, que voudrait dire le fait d'avoir une Loi si elle n'était jamais applicable à cause des circonstances ? Quel message sur la condition humaine ?
Tout le monde a une histoire, mais nous ne sommes pas déterminés pour autant. Personne n'est obligé de reproduire les mécanismes toxiques de son passé, nous pouvons nous libérer de l'Histoire. C'est le message de la sortie d'Egypte et des commandements qui suivent : "Car tu as été étranger en Egypte", est une justification revenant souvent. L'Histoire, aussi douloureuse et complexe soit-elle, ne peut qu'être leçon, mais pas excuse. La vie n'est pas juste, elle est même douloureuse, et beaucoup plus pour certains que d'autres à un point qu'il est impossible même de conceptualiser.
Les rabbins en avaient conscience, lorsqu'ils interprètent le verset de l'Ecclesiastes sur les opprimés :
"Daniel le tailleur a dit : « Les larmes des opprimés » : leurs pères ont fauté, mais quelle relation cela a-t-il avec ceux-là mêmes qui souffrent ? Le père de celui-ci a été avec une femme qui lui était interdite, mais en quoi l’enfant a-t-il fauté ? Et en quoi cela le concerne-t-il ? « Sans réconfort pour eux », mais « la force est en main de leur oppresseurs » : Il s’agit là du grand Sanhédrin qui se jette sur eux avec l’autorité de la Torah et les sépare de la communauté d’Israël, car il est écrit : « Un mamzer n’entrera pas dans la communauté de l’Eternel » . « Sans réconfort pour eux » : Alors l’Eternel dit : Dans ce monde ils sont misérables, mais à l’époque messianique, comme le prophète Zacharie l’a écrit, ils seront tous comme de l’or pur : « Je vois un chandelier tout en or »."
Les oppresseurs des Mamzerim, des personnes issues de mariages interdits ne sont autres que le Tribunal, la Loi, et Dieu lui-même finalement, car Il est l'Auteur de la Loi ! C'est pourquoi Il prend aussi le rôle de consolateur final.
Quelle leçon pour nous ?
Face à la douleur, à l'injustice du monde voir même de la Loi Divine, nous avons un devoir d'être présents, à l'écoute, et compréhensifs; surement pas de donner des excuses à Dieu, exercice périlleux qui n'est jamais satisfaisant. Le blasphémateur ne trouve pas sa place, mais le premier rejet est celui de la tribu de Dan. Moïse lui aurait-il interdit de s'installer parmi eux s'il avait été le bienvenu ? Aurait-il même été au courant ? C'est par ce premier rejet hors de la communauté, que cette personne qui peut-être ne demandait qu'à faire partie intégrante du peuple a été amenée à regretter son existence, à dévaloriser l'existence humaine. En attendant l'époque messianique qui nous ôtera ces problématiques, il est de la responsabilité de tout un chacun de faire preuve d'humanité.
Shabbat Shalom
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