Lorsque nous abordons la religion, nous ne l’abordons jamais de manière neutre : nous y venons avec nos préjugés, notre environnement, notre éducation…. C’est pourtant positif, car c’est la condition même de la critique et du discernement. Seulement, il faut aussi savoir se défaire de ce prisme ; accepter que nous ne partons jamais d’un point objectif ne veut pas dire s’en tenir à un avis prédéfini qui ne sera jamais remis en question.
On pense souvent la religion comme une forme de détachement du monde. Le religieux serait quelqu’un qui aspirerait à n’être que « spirituel » (quelque soit la définition de ce terme), à se détacher continuellement de la matière qui serait un obstacle à une vie de sens.
En effet, qu’est ce qui nous pousse à la faute, si ce ne sont nos pulsions biologiques, nos envies jalouses, nos sentiments déraisonnables qui peuvent nous conduire à un comportement quasi-animal ? S’opposerait à ça une vie de renonciation : mange le moins possible, et donc moins de gloutonnerie ; dors peu, tu ne traîneras pas au lit ; ne bois pas, aucun risque de chanter La Marseillaise sous la table, etc… La réponse est donc toute trouvée ! Problème ? Solution !
En tant que croyants, nous avons comme fondement de notre vie l’idée d’un ordre divin, d’une obligation de Le servir de « tout notre cœur, de toute notre âme et par tous nos moyens ». Chaque moment passé à profiter de la matière est alors un crime contre Sa volonté.
Maintenant, reprenons notre souffle et faisons un pas en arrière. Est-ce vraiment la volonté divine que de demander aux humains de se couper de toutes formes de jouissance ? Entre la matière et l’esprit, n’y a-t-il pas d’autre voie possible ?
Pourquoi parler d’un monde qui est « très bien », rempli de créatures variées, aux beautés différentes dans une variété d’environnements magnifiques, pour y mettre le summum de la création, « L’Homme », et lui assener violement un « Non » ? Notre Dieu serait-Il un Dieu cruel, se nourrissant d’une frustration humaine éternelle dont Il serait la source ?
Pourtant, la Torah semble nous donner un message plutôt clair :
וַיִּקַּ֛ח יְהוָ֥ה אֱלֹהִ֖ים אֶת־הָֽאָדָ֑ם וַיַּנִּחֵ֣הוּ בְגַן־עֵ֔דֶן לְעָבְדָ֖הּ וּלְשָׁמְרָֽהּ
Et l’Eternel Dieu prit l’Adam, et Il le plaça dans le Jardin d’Eden afin qu’il le travaille et qu’il le garde.
Et tout de suite après :
וַיְצַו֙ יְהוָ֣ה אֱלֹהִ֔ים עַל־הָֽאָדָ֖ם לֵאמֹ֑ר מִכֹּ֥ל עֵֽץ־הַגָּ֖ן אָכֹ֥ל תֹּאכֵֽל׃
Et l’Eternel Dieu ordonna à l’Adam en disant « de tout arbre du jardin, manger tu mangeras ! »
Ainsi, la double répétition vient ici marquer un ordre, une insistance : il faut manger des fruits de tous les arbres. Sauf deux, bien entendu, comme cela est précisé juste à la suite. Les deux premiers commandements divins sont clairs : il faut travailler la terre, et la préserver. Jouir sans détruire, mais jouir tout de même. Les fruits de l’arbre, qui rappellent les mythes des chasseurs-cueilleurs qui précèdent la généralisation de l’agriculture, symbolisent ici le rapport que doit avoir l’humain à son environnement. Il y aurait aussi beaucoup à écrire sur Cain et Abel, le non-dialogue entre nomade et sédentaire, chasseur-cueilleur et agriculteur, mais ce n’est pas le propos aujourd’hui.
L’Homme est responsable de son environnement, peut en jouir s’il ne le détruit pas, et est même limité dans sa jouissance ; mais jouissance il y a.
C’est confirmé au chapitre 9, quand Dieu béni Noé après le déluge :
בראשית ט׳:א׳-ג׳
(א) וַיְבָ֣רֶךְ אֱלֹהִ֔ים אֶת־נֹ֖חַ וְאֶת־בָּנָ֑יו וַיֹּ֧אמֶר לָהֶ֛ם פְּר֥וּ וּרְב֖וּ וּמִלְא֥וּ אֶת־הָאָֽרֶץ׃(ב) וּמוֹרַאֲכֶ֤ם וְחִתְּכֶם֙ יִֽהְיֶ֔ה עַ֚ל
כָּל־חַיַּ֣ת הָאָ֔רֶץ וְעַ֖ל כָּל־ע֣וֹף הַשָּׁמָ֑יִם בְּכֹל֩ אֲשֶׁ֨ר תִּרְמֹ֧שׂ הָֽאֲדָמָ֛ה וּֽבְכָל־דְּגֵ֥י הַיָּ֖ם בְּיֶדְכֶ֥ם נִתָּֽנוּ׃ (ג) כָּל־רֶ֙מֶשׂ֙ אֲשׁ
הוּא־חַ֔י לָכֶ֥ם יִהְיֶ֖ה לְאָכְלָ֑ה כְּיֶ֣רֶק עֵ֔שֶׂב נָתַ֥תִּי לָכֶ֖ם אֶת־כֹּֽל׃
Et Dieu béni Noé et ses fils, et Il leur dit « croissez et multipliez, et remplissez la Terre. Que votre ascendant et votre terreur soient sur tous les animaux de la terre et sur tous les oiseaux du ciel ; tous les êtres dont fourmille le sol, tous les poissons de la mer, est livrés en vos mains.
Tout ce qui se meut, tout ce qui vit, servira à votre nourriture ; de même que les végétaux, je vous livre tout. »
Il apparait de manière encore plus flagrante que la domination de la terre et des formes de vies inférieures par l’Homme fait partie du dessein divin, que la permission de manger de la viande soit une concession ou non n’y change rien : c’est notre vie aujourd’hui, et même si quelqu’un désire s’en priver, il a la permission d’en jouir.
Ce qui ressort de ces premières lectures bibliques semble effectivement ne pas coller avec l’opposition matière/esprit qui est généralement faite : il faut maintenant explorer ce que les Sages en ont dit et en ont fait, car de nombreuses paroles peuvent sembler émerger de la Torah, mais seule la tradition peut nous aider à en déchiffrer le sens. Le Talmud sera alors le meilleur outil pour le faire, car il fait émerger lors des discussions (Makhloket) des concepts fondamentaux et le prisme à travers lequel les Sages voyaient le monde.
Dans le traité Pessahim, 109a, ils s’entretiennent de l’obligation de se réjouir lors des fêtes :
תנו רבנן חייב אדם לשמח בניו ובני ביתו ברגל שנאמר ושמחת בחגך
Nos sages ont enseigné : il incombe à l’homme de réjouir ses enfants et les membres de sa maison lors de la Fête, comme il est écrit (Deutéronome 16 : 14) « Et tu te réjouiras lors de ta fête […] »
Il faut se réjouir : mais comment ? Que veut dire se réjouir ? Est-ce une joie complètement spirituelle, comme on pourrait s’y attendre si on gardait notre opposition matière/esprit ?
במה משמחם ביין רבי יהודה אומר אנשים בראוי להם ונשים בראוי להן
Avec quoi se réjouit-on ? Avec du vin. Rabbi Yehuda dit : les hommes [se réjouiront] avec ce qui leur convient et les femmes [se réjouiront] avec ce qui leur convient.
La réponse immédiate ne permet pas le doute : on ne parle pas d’une réjouissance dans la méditation silencieuse ou dans la privation, mais de boire du vin. Bien sûr, il faut connaître ses limites et rester présentable, mais cela reste très fort, et traduit en cela une certaine vision de ce que doit être la vie d’un juif pratiquant. La suite est encore plus criante.
בזמן שבית המקדש קיים אין שמחה אלא בבשר שנאמר וזבחת שלמים ואכלת שם ושמחת לפני ה׳ אלה
ועכשיו שאין בית המקדש קיים אין שמחה אלא ביין שנאמר ויין ישמח לבב אנוש
Au temps du Beit Hamikdash (le Temple), la réjouissance n’était possible que par la viande [des sacrifices], comme il est écrit : « Tu sacrifieras des offrandes et tu mangeras là-bas, et tu te réjouiras devant l’Eternel ton Dieu ». Et maintenant qu’il n’y a plus le Beit Hamikdash, il n’y a de la joie que dans le vin.
Ainsi, la joie s’obtient par la viande des sacrifices au départ : c’est la définition même de la sanctification de la matière. L’idée n’est pas de se couper du monde pour monter vers Dieu, mais de l’utiliser pour Le servir. Le sacrifice, qui a été le moyen par excellence de se rapprocher du divin (d’où la racine du mot hébreu, korban, qui veut dire s’approcher), est dans le même mouvement une renonciation et une jouissance.
C’est une renonciation car c’est une bête qui aurait pu encore servir, qu’on tue sans la manger entièrement. A l’époque ce n’était pas rien, c’était un grand prix à payer pour servir Dieu. C’est d’ailleurs le sens du mot « sacrifice » en français : c’est une renonciation, quelque chose que l’on voue à Dieu, dont on renonce l’usage.
Seulement, c’est aussi une jouissance car une partie de la viande est consommée et cela fait entièrement partie du sacrifice. Ce n’est pas un pis-aller, avec le sacrifice de la viande comme culte et après une simple permission divine « si déjà, tu peux en manger un peu ». La consommation fait entièrement partie du sacrifice, en tant que continuité. Tuer la bête et la manger font partie du même mouvement d’élévation.
C’est ainsi que la phrase « אֵין שִׂמְחָה אֶלָּא בְּבָשָׂר וְאֵין שִׂמְחָה אֶלָּא בְּיַיִן » « Il n’y a de joie que dans la viande et le vin » est devenue classique dans la littérature talmudique et rabbinique. Le Rambam le dit dans son Mishnei Torah, en insistant sur l’obligation de manger et boire à Shabbat.
Le Kouzari développe bien l’idée que Dieu ne nous demande pas un ascétisme forcé :
« La loi divine ne nous impose aucun ascétisme. Plutôt, elle désire que nous gardions un équilibre, afin d’exploiter au maximum toutes nos capacités, sans en exploiter une au dépends d’une autre. Quelqu’un qui s’abandonne à la débauche abime sa capacité mentale, de même pour une personne violente qui en abime une autre. Un jeûne prolongé n’est pas un acte de piété pour une personne faible équilibrée qui n’est pas glouton. Un jeûne ne sera pour lui qu’un fardeau et un déni de soi. La diminution de sa richesse n’est pas un acte de piété non plus lorsqu’elle a été gagnée légitimement, et que son acquisition n’empêche pas l’étude et le travail, notamment pour celui qui a une femme et des enfants. Il peut en dépenser une partie pour la charité, et ça ne sera pas déplaisant à Dieu, et son augmentation lui sera profitable.
Notre Loi, dans son entièreté, est divisée entre peur, amour et joie, et nous permet d’approcher Dieu à travers chaque concept. La contrition ressentie pendant un jour de jeûne ne te rapproche pas plus de Dieu que ta joie le Shabbat et les fêtes, tant que c’est le résultat d’un cœur sincère. De la même façon que la prière exige une certaine dévotion, une piété est nécessaire pour trouver du plaisir dans les commandements de Dieu et Sa Loi ».
Ainsi, nous avons ici un bon exemple d’une certaine vision de la Torah et de ce que devrait être le rapport de l’Homme au monde. Il n’est pas interdit de profiter du monde en servant Dieu, et il est même commandé de faire plaisir à ses sens à certaines occasions sacrées. Toutefois, ce n’est pas la seule vision présente dans les textes bibliques, talmudiques et rabbiniques ; il existe même une vision presque opposée qui se concilie très bien avec d’autres textes. Nous les étudierons dans un second temps.
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